Oser être déçus
Texte biblique :
Moïse monta des plaines de Moab sur le mont Nebo, au sommet du Pisga, vis-à-vis de Jéricho. Et l’Éternel lui fit voir tout le pays: (34:2) Galaad jusqu’à Dan, tout Nephthali, le pays d’Éphraïm et de Manassé, tout le pays de Juda jusqu’à la mer occidentale, le midi, les environs du Jourdain, la vallée de Jéricho, la ville des palmiers, jusqu’à Tsoar. L’Éternel lui dit: C’est là le pays que j’ai juré de donner à Abraham, à Isaac et à Jacob, en disant: Je le donnerai à ta postérité. Je te l’ai fait voir de tes yeux; mais tu n’y entreras point. Moïse, serviteur de l’Éternel, mourut là, dans le pays de Moab, selon l’ordre de l’Éternel. (Deutéronome 34:1-5).
Méditation
Celui qui cherche à regonfler le moral de ses troupes cherche toujours des motifs d’espérance qui soient faciles à atteindre. Se fixer des objectifs peu ambitieux, c’est un bon moyen de remporter des victoires à bon compte.
C’est un peu comme les enfants qui, sur le chemin de l’école disent : “Si j’arrive à ne marcher que sur les bandes blanches, alors je suis un héros”. Ça fait rire les adultes de voir que la réalisation de ce désir d’être fort, d’être grand, d’être un héros, passe par un exercice de sautillement entre les bandes du passage piéton. En voilà un drôle d’héroïsme !
Regardez l’adolescent à sa table du lycée : “Si Caroline me regarde trois fois d’ici la fin du cours, c’est que je la fais craquer, et qu’elle est complètement amoureuse de moi”. L’adolescent est sûr à 90% que la princesse de ses rêves va tourner la tête à plusieurs reprises d’ici la fin du cours. Il va même s’autoriser à interpréter certains tours de tête de la jeune fille comme étant intentionnellement et langoureusement orientés vers lui, alors qu’il n’en est rien. Mais il est prêt à se mentir à lui-même pour parvenir à cet objectif symbolique qu’il s’est fixé pour l’heure à venir : être regardé trois fois, et derrière ce petit jeu nigaud, se savoir ou se croire aimé. Il a 9 chances sur 10 de parvenir au terme du pari qu’il s’est donné, et d’accéder au titre de “prince charmant, amoureux éperdu”. Comme l’enfant sur le passage piéton, qui a lui aussi 9 chances sur 10 d’accéder au titre de “superman”.
Et les plus vieux commencent à rire jaune car ils s’aperçoivent qu’ils font de même. Peut-être pas seulement par jeu. Nous nous fixons des objectifs faciles, des petits paris à bon marché, pour nous rassurer, pour avoir des points de repère sur notre parcours. Nous avons besoin de faire de ces petits paris tout bêtes comme celui du passage piéton. Un pari facile qui ne décevra pas ou, s’il déçoit, qui ne décevra pas trop.
Les personnes âgées en maison de retraite se disent : si je reçois plus de deux visites cette semaine, ce sera une bonne semaine, sinon, ce sera une mauvaise semaine. C’est un petit objectif pour leur vie, suffisamment peu ambitieux pour qu’il ait de grandes chances d’être atteint.
Pour certains, ces petits paris en viennent à prendre de plus en plus d’importance, et ça devient de la superstition. “Si le vendredi 13 je prends un billet de loto avec ma date de naissance, je serai millionnaire”. Aucune différence avec l’objectif des bandes blanches du passage piéton. Vous y croyez, vous, que vous allez être millionnaire ? Vous aurez la même déception que le petit garçon qui s’aperçoit que malgré les bandes blanches, il n’est finalement pas “Superman”.
Les petits paris de notre vie sont là pour nous donner du rêve, mais en fait, plutôt que de nous faire avancer, ils nous font bien souvent stagner. Et tous, je dis bien tous, nous faisons ce genre de petits paris, jusque dans notre relation avec Dieu.
“Seigneur, si tu guéris mon rhume, alors je te promets que je serai un bon chrétien”.
“Si mon amoureux n’est pas là dans un quart d’heure, je ne crois plus en Dieu”.
“Si je réussis cet examen, ça veut dire que la bénédiction de Dieu est sur moi et qu’elle ne me quittera jamais et que je réussirai tout ce que j’entreprendrai”.
Derrière ces objectifs que nous nous fixons, ces petits paris peu ambitieux, il y a une angoisse existentielle très forte. Cette angoisse, c’est que nous avons très très très peur d’être déçus, dans notre vie. Le petit pari, c’est un outil contre la déception, une façon de s’assurer au moins quelques victoires dans une vie où il y a de réelles défaites.
Nous avons bien peu de force pour lutter contre la déception. Il y a les déceptions amoureuses contre lesquelles on lutte en courant dans les bras d’un autre ou en disant qu’on a une vocation à rester seul. Il y a les déceptions professionnelles quand on n’a pas atteint un objectif qu’on s’était donné, beaucoup luttent avec l’alcool ou les médicaments pour compagnons. Il y a les déceptions personnelles, quand la vie ne se présente pas aussi bien que ce qu’on avait rêvé. Il y a les déceptions religieuses, les déceptions spirituelles, quand on a l’impression que Dieu nous a abandonné, qu’il nous veut du mal, peut-être, quand nous croyons qu’il est en train de nous retirer sa bénédiction. Dans toutes ces déceptions de la vie, on lutte en fuyant, en s’échappant, en se sauvant. On peut fuir dans une autre région. On peut s’échapper dans la drogue. On peut se sauver dans une secte ou dans des idées rassurantes à bon marché genre réincarnation (ça se passera mieux dans la prochaine vie…).
Et pourtant, ne serait-il pas plus simple de dire qu’on est déçu, plutôt que de fuir dans des paradis artificiels ?
Ne serait-il pas plus sain de faire face aux déceptions que nous rencontrons ?
Oui, nous avons le droit d’être déçus par la vie.
Oui, nous avons le droit d’être déçus par Dieu.
Et nous avons même le droit de le dire.
Pourquoi faudrait-il toujours dire que tout va bien, que Dieu est formidable, si on a la certitude inverse, à savoir que tout va mal et que Nous avons l’impression que Dieu est bien absent ?
Et non seulement nous avons le droit de le dire, mais en plus, dans la Bible il y a des tas de passages où des croyants disent leur déception : “Seigneur, jusques à quand te tiendras-tu loin de ton peuple ?”
Il n’est pas inscrit dans la déclaration des droits de l’homme, mais nous réclamons, au nom du message du Christ, le droit à la déception. Les media veulent nous le refuser, ils ne parlent que de ceux qui réussissent. Mais nous demandons le droit à la déception.
Regardez Moïse. Il a grandi auprès du Pharaon. Il a du quitter ce luxe pour libérer son peuple. Il a beaucoup perdu, même s’il a beaucoup gagné. Et combien de fois n’a-t-il pas été déçu, avant et pendant l’expérience des quarante années au désert. Il redescend avec les tables de la loi et voilà que le peuple que Dieu a libéré par lui est en train d’adorer le veau d’or. Moïse a été déçu mille fois. Et mille fois, il a fait face à sa déception, il l’a assumée. Mille fois, il a dû voir passer dans sa tête la tentation qui consiste à se croire abandonné de Dieu. Mais mille fois, il s’est reconnu déçu, et il a fait ce geste que chacun nous devons faire, c’est-à-dire qu’il n’a pas fui, il ne s’est pas réfugié dans l’alcool ou dans des idéologies falacieuses, il a pris sa déception à pleines mains, et il l’a déposée entre les mains de Dieu. Il a tout remis entre les mains de son Seigneur, car lui seul peut façonner la boue de nos désillusions pour en faire des briques pour un édifice nouveau. Constamment Moïse s’est reconnu déçu par la vie mais il s’est replacé face à Dieu, et c’est ça qui lui a donné la force d’avancer, la force de faire des miracles.
Et Dieu a transfiguré les déboires de son élu, il en a fait l’épopée fondatrice de plusieurs civilisations. Dieu a fait un grand conducteur de peuple d’un homme qui avait dû rencontrer mille déceptions. La dernière n’est pas des moindres. Après tant de batailles, alors qu’il est âgé, Moïse arrive sur le mont Nébo et l’Eternel lui fait voir tout le pays. Et il lui dit : “C’est là le pays que j’ai juré de donner à Abraham, à Isaac et Jacob, quand j’ai dit : “je le donnerai à ta postérité”. Je te l’ai fait voir de tes yeux, mais tu n’y entreras pas”. Quelle déception parmi les déceptions ! Quarante ans de désert et des dizaines d’années de lutte acharnée pour le peuple hébreu, et voilà que Moïse meurt sur le seuil de la Terre Promise. Tu n’y entreras pas.
S’agit-il d’une déconvenue ? En fait je ne crois pas. Ce qui pourrait être l’ultime déconvenue est en fait peut-être l’accomplissement, le sommet d’une vie. C’est une déception si l’on pense que l’objectif de Moïse était de goûter au lait et au miel de la Terre Promise, mais en fait, tel n’était pas son objectif. Le but ultime de sa vie, c’était de pouvoir rester confiant en Dieu jusqu’au bout, de pouvoir rester fermement attaché aux promesses de Dieu. Ces promesses, c’étaient la libération et l’arrivée en Canaan. En fait, elles sont accomplies quand au sommet du mont Nébo, Moïse voit tout le pays. Il est temps pour lui de mourir. Ce qu’il aurait interprété dans sa jeunesse comme une désillusion par rapport aux promesses de Dieu, il peut désormais le lire comme l’aboutissement de sa vie.
Comme Moïse, un autre témoin de Dieu a été conduit en haut d’une montagne. Et il a dû, lui aussi, faire face à l’extrême déception de n’avoir pas pu faire changer le monde, le coeur des gens. Sur cette montagne, et bien qu’il fût le Fils de Dieu, il s’est cru abandonné. Il est mort, lui aussi, à cet endroit, sur une croix. Mais au coeur de l’apparente ultime déception de sa vie, Dieu lui a fait contempler la Terre Promise de son Royaume, et il a pu remettre son esprit entre les mains de Dieu.
C’est dans la foi qu’ils sont tous morts, sans avoir obtenu les choses promises ; mais ils les ont vues et saluées de loin, reconnaissant qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. (Hébreux 11:13).