Le passé serait-il devant nous ?
Ainsi parle l’Éternel,
Qui fraya dans la mer un chemin,
Et dans les eaux puissantes un sentier,
Qui mit en campagne des chars et des chevaux,
Une armée et de vaillants guerriers,
Soudain couchés ensemble,
pour ne plus se relever,
Anéantis, éteints comme une mèche :
Ne pensez plus aux événements passés,
Et ne considérez plus ce qui est ancien.
Voici, je vais faire une chose nouvelle,
sur le point d’arriver :
Ne la connaîtrez-vous pas ?
Je mettrai un chemin dans le désert,
Et des fleuves dans la solitude.
Les bêtes des champs me glorifieront,
Les chacals et les autruches,
Parce que j’aurai mis des eaux dans le désert,
Des fleuves dans la solitude,
Pour abreuver mon peuple, mon élu.
Le peuple que je me suis formé
Publiera mes louanges.
Des mots pour parler
L’identité profonde d’un peuple vient se loger de façon très visible dans sa langue.
Combien de mots différents en français pour nommer ce pavé de lait fermenté qu’on appelle fromage ? Le Général de Gaulle ne disait-il pas son désarroi à gouverner un pays qui possède plus de 400 fromages ? Quelle richesse lexicale aussi, dans notre langue, pour qualifier un vin !
Les Inuits et les esquimaux ont pour leur part plus de vingt mots pour parler de ce que nous appelons d’un seul nom : la neige.
A quoi servirait-il à un Inuit de pouvoir dire la différence entre un camembert et un livarot ? A quoi servirait-il à un parisien de différencier dans les termes une neige dont les cristaux ont légèrement fondu durant leur chute d’une neige qui a au contraire légèrement gelé ?
Deux temps, trois mouvements
Un des points de particularisme de la langue des hébreux réside dans l’usage des temps. Pour nous il en a au moins trois temps : le passé, le présent et le futur. Mais, en simplifiant quelque peu, il y a globalement deux temps pour les descendants d’Abraham, il n’y a que le passé et le « pas-passé ». C’est plein de bon sens si on y réfléchit parce que soit les événements ont déjà eu lieu, soit ils n’ont pas eu lieu, on peut le dire de toute chose. A peine ai-je eu le temps de dire que je suis dans le présent que déjà ma parole appartient au passé.
Nous sommes très préoccupés par le présent en Occident. « Il faut vivre au présent » ne cessent de répéter les parents dont les enfants se projettent dans un avenir hypothétique. « Il faut vivre au présent » ne cessent de répéter les adultes à leurs vieux parents qui ne font que raconter des histoires d’autrefois. « Il faut vivre au présent », d’accord, mais un hébreu vous dirait que le présent n’existe pas. Donc difficile de vivre dans un temps qui n’existe pas ! Si le présent est le point de jonction entre le passé et le « pas-passé », c’est donc simplement une ligne, une frontière. Et on ne peut pas tenir sur une frontière. On ne peut que la traverser. On se tient toujours d’un côté ou de l’autre d’une frontière, mais jamais dessus.
Notre rapport au temps est donc inscrit jusque dans les règles de notre langue. Et il conditionne notre rapport au monde d’une façon que nous soupçonnons à peine. J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer à certains d’entre vous qu’en plus d’ignorer le présent, le peuple hébreu se représente l’avancée dans le temps non pas comme une marche en avant mais comme la conduite d’une barque. Quand on est dans une barque, on rame en tournant le dos à ce qui est « devant » la barque. C’est assez logique de se représenter le temps de cette façon-là. En effet, nous ne connaissons rien du futur. Notre regard est donc tourné vers le passé. Le futur est hypothétique, il est certes « devant nous », mais nous ne le voyons pas, donc la réalité de notre avancée sur la ligne du temps est plutôt celle du rameur que celle du coureur. Seul ce qui est passé peut être connu.
Regarder le passé pour s’en libérer ?
Voilà donc pourquoi dans ce texte étonnant que nous avons lu ce matin, les formulations du prophète sont tellement paradoxales, dans notre culture. Le but de sa prise de parole se concentre dans cette phrase :
« Le Seigneur dit :
Ne pensez plus aux événements passés,
Et ne considérez plus ce qui est ancien.
Voici, je vais faire une chose nouvelle ».
En somme, il ne faut plus se préoccuper des choses du passé. Mais justement, c’est la seule chose qui se présente à notre regard. Le passé nous fascine parce qu’il présente des preuves, des faits, des objets, des archives, des traces. Mais le futur, nous l’ignorons. C’est le but de la prophétie que de lever un coin du voile posé sur ce futur qui échappe à nos yeux. La prophétie nous donne un point d’assurance, par la foi, au sujet de choses qui arriveront, parce que Dieu n’est pas que le maître du passé, mais il est aussi le chef de projet du futur.
Le passé a un caractère irrémédiable. « Jamais deux sans trois ». La répétition est un phénomène qui nous rassure en un sens, mais qui nous hypnotise ou nous paralyse, dans un autre sens. Comment ce qui s’est toujours fait pourrait ne plus advenir ? Comment se peut-il qu’on « ait toujours connu ça » et que ça s’arrête ? Un hiver sera toujours un hiver. En êtes-vous si sûrs que ça ? C’est bon que l’hiver soit hiver, qu’il soit froid. Mais n’allons-nous pas découvrir que cette permanence n’a pas forcément la stabilité qu’on aurait pu croire ?
Par la bouche du prophète, le Seigneur nous invite donc à ne pas nous laisser tétaniser par le passé. Dans le cas du peuple auquel il parle, son actualité est bien particulière, puisqu’ils sont en exil et que cet exil va durer soixante-dix ans. Trois générations, à l’époque ! Comment espérer un rétablissement après trois générations d’oppression et d’exil ? Comment ne pas se laisser gagner par la désespérance ou par la version light de la désespérance qu’on appelle la résignation, le fatalisme, l’acceptation ? Pourquoi accepter l’inacceptable ? Mais que fait Dieu ? Six ans de guerre ou de captivité auraient suffi à nous faire comprendre que nous avions laissé le cours de l’histoire partir en vrille ! Cela aurait été suffisant pour que nous nous reprenions et que nous remettions les pendules à l’heure. Mais là, soixante-dix ans, comment ne pas croire à l’irrémédiable d’un passé qui s’est installé dans la durée ? Notre condition n’est-elle pas fixée dès lors dans cet inévitable ?
« Ne pensez plus aux événements passés,
Et ne considérez plus ce qui est ancien.
Voici, je vais faire une chose nouvelle. »
Quel passé ?
Est-ce que nous avons vraiment envie que Dieu fasse une chose nouvelle ? Nous nous sommes mariés avec les filles de nos persécuteurs, nous nous sommes intégrés. Nous avons composé des cantiques éplorés pour chanter notre détresse. Nous sommes résignés maintenant. Une chose nouvelle ? Le voulons-nous vraiment.
Pourtant la parole de l’Eternel retentit dans cette promesse. Mais ce qui est étonnant et fascinant, c’est que le Seigneur qui fait cette promesse n’est pas n’importe quel Seigneur. C’est le maître de l’histoire. Superbe formule dans la bouche du prophète : « Ne pensez plus aux événements passés, Et ne considérez plus ce qui est ancien. » Alors que justement le Seigneur vient de se présenter comme le maître des choses anciennes. Il est l’Eternel qui fraya dans la mer un chemin, Et dans les eaux puissantes un sentier, Qui mit en campagne des chars et des chevaux, Une armée et de vaillants guerriers, etc. Il est le Dieu de la sortie d’Egypte. C’est donc parce qu’il règne sur le passé qu’il peut nous indiquer ses projets et la nouveauté des plans qu’il fait pour son peuple. Cela induit aussi qu’il n’était pas absent du temps de la captivité.
En somme, pour nous dire de ne pas nous fixer sur le passé, le Seigneur ne fait que nous parler du passé !
En quelque sorte, il dit à son peuple : « Quel est le passé qui va faire loi dans ta vie ? Quelles sont les espaces de ton passé dont tu vas concevoir qu’ils étaient comme un tremplin pour ton avenir ? »
Est-ce que tu veux à tout prix fixer ton intelligence sur des déterminismes qui te tirent vers la mort ? Est-ce que tu veux vraiment ne considérer comme déterminants que tes malheurs ? Est-ce que tu veux que seules les batailles perdues soient racontées à tes enfants ? Est-ce que tu veux témoigner d’une histoire dont Dieu serait nécessairement absent ? Est-ce que tu veux te focaliser jusqu’à l’hypnose sur ces points fixes que sont tes cicatrices, tes blessures, et à commencer par la première de toutes tes cicatrices et de toutes tes blessures qu’on appelle le nombril ? Est-ce que tu veux être fixé par la momification de ta vie que produit l’obsession de tes malheurs ?
Parce que si tu le veux, c’est clair que tu l’auras.
Au choix
Mais si tu te hasardes à écouter la parole de l’espérance, si tu prends le risque du bonheur contre l’évidence apparente de toutes les fatalités, alors… alors tu vas vivre autre chose !
Quel est le passé sur lequel tu voudras t’appuyer ? Ne dit-on pas que si on ne sait pas où l’on va, il faut alors regarder d’où l’on vient ?
Si Dieu a permis à son peuple de quitter l’esclavage de Pharaon et de l’Egypte, ne fera-t-il pas qu’une bouchée, quand il le voudra, du roi de Babylone ?
Si Dieu a fait traverser une mer infranchissable à son peuple pour le conduire de la servitude à la liberté, ne trouvera-t-il pas une solution pour franchir l’Euphrate ?
Si Dieu a permis que son peuple survive dans le désert du Sinaï pendant quarante ans, n’aura-t-il pas une solution pour traverser les zones arides de la Syrie et retourner enfin à la terre promise ?
« Je mettrai un chemin dans le désert,
Et des fleuves dans la solitude.
Les bêtes des champs me glorifieront,
Les chacals et les autruches,
Parce que j’aurai mis des eaux dans le désert,
Des fleuves dans la solitude,
Pour abreuver mon peuple, mon élu.
Le peuple que je me suis formé
Publiera mes louanges. »
Et pour nous-mêmes, aujourd’hui, cette parole du prophète dont nous savons qu’elle s’est réalisée résonne à nouveau mais cette fois-ci comme un chant de victoire à deux voix :
Tes entraves sont-elles vraiment plus puissantes que celle de Ramsès ou de Nabuchodonosor ?
Tes limites sont-elles plus infranchissables que la Mer Rouge et l’Euphrate ?
Tes solitudes sont-elles vraiment pires que le Sinaï et le désert de Palmyre ?
Ce que Dieu a fait une fois, ce qu’il a fait deux fois, ne le fera-t-il pas une troisième fois ?
Quitte à choisir ses déterminismes, j’ai personnellement fait le choix de ceux que le Seigneur conduit. Quitte à autoriser qu’une partie de mon passé soit l’image de mon futur, j’ai choisi l’œuvre de libération que le Seigneur a offerte à tous ceux qui ont marché avec lui jusqu’à aujourd’hui. Quitte à prendre partie entre la victoire vraisemblable de la mort et l’improbable victoire de la vie, je choisis de me placer aux côtés du Vivant, de celui qui vit et veut vivre éternellement. En faisant ce choix je ne nie pas qu’il aura été rejeté, qu’il aura été crucifié. Pas plus que je n’écarte les quarante ans au désert ou les douleurs du retour à Jérusalem.
Mais en faisant ce choix, j’écoute la voix du prophète, je retiens la fidélité de Dieu, et je refuse que mes souvenirs ou mon passé m’empêchent d’avancer. Oui :
« Ne pensez plus aux événements passés,
Et ne considérez plus ce qui est ancien.
Voici, je vais faire une chose nouvelle. »
Amen