Institutionnaliser ?
par Jacques Ellul, dans Réforme du 17 septembre 1983 : “A la veille des synodes régionaux”.
Il y a dans une société des périodes où il faut institutionnaliser, ou ordonner les rapports sociaux par des lois et les cadrer dans des institutions qui sont des aides pour l’individu. Il y a d’autres périodes où l’institution étouffe, écrase l’individu, détruit l’initiative et la responsabilité : à ce moment il faut désinstitutionnaliser.
Lorsqu’on est arrivé à une extrême complication des règles et des organismes ; lorsqu’il y a croissance indéfinie de la réglementation ; lorsqu’il y a la conviction que l’on ne peut régler tous les problèmes de la société que par des lois, décrets et commissions, et que la vie se développe en marge de ces lois et organisation, hors de l’institution, alors il faut désinstitutionnaliser. Mais c’est à ce moment que la qualité de l’individu devient absolument décisive. […] Je crois qu’actuellement si on veut redonner une chance à l’Eglise Réformée, il faut repartir de la base (qui n’existe presque plus, mais qui est étouffée par l’Institution), il faut libérer l’initiative individuelle dans toutes les directions au lieu de la marginaliser et de tenter de la contrôler, il faut désinstitutionnaliser au maximum. Il faut faire disparaître le problème de l’argent qui finit par devenir le problème absolu de chaque paroisse et de l’Eglise en son entier, et cela ne peut se faire que par la disparition de l’institution. Il faut faire disparaître toutes les commissions, nationales, régionales, etc. et tous les conseils. Il faut redonner la responsabilité au peu nombreux paroissiens de base, étouffés dans un lacis de règlements. Il faut supprimer l’énorme enchevêtrement du “coutumier”, dans lequel on obéit à la manie de nos sociétés modernes de vouloir tout réglementer par des textes et des règlements, et revenir à une très simple discipline comme en 1559, donnant, sans détails, les grandes lignes. Sans plus.
Aujourd’hui plus que jamais, l’Eglise meurt de trois fléaux :
– une organisation qui n’engrène absolument plus sur les fidèles et qui devient de plus en plus complexe (en écrivant cela je sais très bien quelle est ma part de responsabilité) ;
– une obsession financière qui finit par dominer sur toutes les autres réalités de l’Eglise ;
– une disparition des fidèles, non parce que la liturgie les ennuie ou les chants ne sont pas assez modernes mais parce qu’ils se trouvent dans un grand corps vide, où ils ne reçoivent rien. La preuve, c’est qu’ils se réunissent ailleurs, dans des groupes et des sectes où ils retrouvent une vie spirituelle qui chez nous est étouffée par l’institution.
Il est parfaitement inadmissible de subordonner la prédication de la Parole de Dieu à l’argent. Et c’est exactement ce que nous faisons quand, depuis un quart de siècle, nous ne cessons de supprimer des postes de pasteurs pour “résoudre” le problème de l’argent ! Du moment que l’on n’arrive à rien, alors que l’on constate un besoin religieux qui aujourd’hui augmente, et le goût des groupes informels, il faut changer d’orientation. Il faut que les églises redeviennent des groupes informels. C’est-à-dire sans organisme d’administration et de direction. Bien entendu, on va crier au congrégationnalisme. Eh bien oui ! Je pense, après avoir travaillé depuis plus de vingt ans pour la meilleure organisation de l’Eglise, que c’est finalement un échec, et qu’il faut risquer l’expérience congrégationnaliste et développer les Eglises locales et les Eglises de maison où on ne pourrait pas entretenir un pasteur qui reste, lui le responsable de l’essentiel, la prédication de la Parole. Et rien de plus.
Je sais très bien tout ce que l’on peut objecter, les oeuvres communes, diaconat, Défap, facultés de théologie, retraites, veuves de pasteurs… je sais… et je suis convaincu que, dans les églises qui retrouveront à la fois de l’audience et de la vitalité, il y aura aussi de l’argent pour cela. On connaît quelques oeuvres et communautés qui ne vivent que de cette façon. Donc l’Eglise locale souveraine dont les représentants se réuniraient une fois tous les deux ans ou un Synode national long (par exemple dix jours) où seraient traitées les grandes orientations et les questions théologiques communes.
Je sais que cette proposition paraîtra scandaleuse à la majorité. Mais, à mon sens, il y va de la vie de l’Eglise Réformée de France qui, si elle continue comme ça va, aura disparu dans dix ans. La seule issue, c’est le retour à la paroisse, aux communautés, aux groupes d’intérêt, cellule de base, qu’importe et le centre d’intérêt, la forme et le nom, dont les membres seront responsables d’autre chose que de la cible (financère) ! Et qui n’auraient qu’une obligation : faire vivre décemment le pasteur de la Parole.
Je ne condamne nullement ce qui a été fait en 1937, et dans les trente années qui ont suivi. Je pense seulement que, dans la vie de l’Eglise, comme dans toute vie, il y a un temps pour rassembler et un temps pour se séparer…”