Herméneutique et biais cognitifs
« Cherchez et vous trouverez » dit Jésus en Matthieu 7,7.
C’est parce que nous avons envie de trouver que nous cherchons. C’est pour satisfaire notre besoin de connaissance et de réassurance que nous, chrétiens, prédicateurs, pasteurs, théologiens, nous mettons en chemin avec la ferme intention d’aboutir à une situation meilleure.
Depuis cinquante ans, l’anthropologie, la psychologie et les neuro-sciences ont montré qu’il y a bien un processus mental qui s’opère pour que celui qui cherche finisse presque toujours par trouver. Le besoin heurisitique, c’est-à-dire d’être réconforté par le fait de résoudre une question, crée même des distorsions dans notre méthode de recherche et dans notre traitement de l’information trouvée.
Cela s’appelle un biais cognitif.
Nous avons des procédures dans notre fonctionnement intellectuel qui biaisent notre rapport au réel. Notre volonté et nos intentions, nos besoins émotionnels interfèrent dans notre mode d’approche des contenus que nous étudions. Et cela se produit aussi dans nos recherche théologiques, dans notre lecture de la Bible, dans nos interprétations des paroles, et parmi toutes les paroles, celle de Dieu.
Face à l’urgence de penser
Notre volonté et nos émotions conditionnent à l’extrême notre raisonnement, et ce dernier n’est jamais tout à fait objectif, parce qu’incapable de penser de façon complètement épurée et libre.
Nous avons en particulier quatre besoins psychiques qui modifient notre approche du réel :
Face à la profusion d’informations, nous devons gérer la surabondance, car nous ne pouvons pas tout lire, tout traiter, tout assimiler, tout synthétiser, surtout depuis l’accès hyperbolique à l’information que nous a fourni internet. Gérer la surabondance, c’est avant tout gérer la frustration de ne pas pouvoir tout connaître. Nous allons donc faire des choix pas toujours conscients, pour occulter une partie de ces informations, par incapacité concrète à les traiter.
Nous avons, en particulier, nous chrétiens, une tendance à vouloir à tout prix produire du sens. Nous voulons que toute Écriture soit signifiante, encouragés en cela par 2 Timothée 3,16 : « Toute Écriture est inspirée de Dieu, et utile pour enseigner, pour convaincre, pour corriger, pour instruire dans la justice ». Nous aspirons à une cohérence totale de ce sens, et allons avoir du mal quand des textes bibliques vont objectivement dire l’inverse les uns des autres. Par exemple nous pouvons être vraiment angoissés et vouloir résoudre à tout prix le conflit d’interprétation de l’évangile de Jean qui dit « Jésus baptisait » en Jean 3,22 et « Jésus ne baptisait pas » en Jean 4,2. Alors, il baptisait ou pas ?
Nous avons besoin, dans le processus intellectuel, de décider rapidement en vue de l’action, par exemple pour la prédication du lendemain. Nous allons donc écarter certaines hypothèses par principe et ne pas nous autoriser à emprunter des chemins de traverse qui nous sont inhabituels, pour ne pas perdre de temps. Nous avons un mode de gestion de l’urgence très différent d’une personne à l’autre, avec des techniques de survie très personnelles pour supporter l’injonction à aboutir.
Nous avons envie de nous souvenir de beaucoup plus de choses que ce que nous pouvons mémoriser réellement, et donc nous devons trier sans cesse, en fonction de nos capacités mémorielles. Des procédures de tri sont en place dans nos habitudes de pensée. En matière biblique, nous pouvons parfois caresser le rêve de toute-puissance qui consisterait à connaître par cœur toute l’Écriture pour avoir une sorte d’accès immédiat à tout le corpus biblique, qu’en tant que protestants et évangéliques, nous considérons comme le principal matériau d’où peut jaillir une Parole de Dieu. Et quand bien même nous y arriverions, il faudrait alors mémoriser toute l’histoire de l’interprétation des textes, ce qui devient impossible.
Des distorsions de la cognition
Puisque pour l’instant l’intelligence artificielle n’arrive pas à tout simplifier, nous devons encore penser par nous-mêmes et découvrir ainsi quelles sont nos inclinaisons naturelles dans l’approche des questions intellectuelles, notamment théologiques et bibliques.
Les biais cognitifs sont des processus de réassurance dans l’élaboration de notre pensée, des méthodes de traitement de l’information que nous ne conscientisons pas toujours mais qui nous font préférer aborder les sujets souvent de la même façon. Voici les principaux.
Un premier biais courant est le biais de confirmation. L’idée est que nous cherchons, en particulier en lisant le texte biblique à confirmer une hypothèse que nous avions en tête préalablement, ou qui correspond à notre chapelle théologique. Nous préférons que l’information trouvée confirme notre présupposé plutôt que d’aller à la recherche en étant prêt à 100% à être dérangé par le texte, remis en cause dans nos certitudes de foi, bouleversés dans nos habitudes interprétatives. D’office, nous risquons de passer vite sur un verset qui nous dérange quelque peu. Le biais de confirmation nous pousse à ne garder que ce que nous connaissons déjà ou ce qui nous fait plaisir dans ce que nous lisons. C’est le mode de fonctionnement de toute personne qui est dans une idéologie : tout vient confirmer notre postulat, même si des discours inverses sont raisonnables. Parfois aussi, nous pouvons aller jusqu’à oublier certaines choses que nous aurions pu garder en mémoire, juste pour venir confirmer ce que nous avons envie de croire, et donc envie de lire dans un texte.
Les biais d’ancrage peuvent aussi influencer notre herméneutique. Une idée fonctionne en nous comme un postulat et elle va orienter notre lecture d’un passage. Notre pensée est ainsi ancrée dans une sorte d’axiome, un préalable sur lequel nous nous sommes fixés, et que nous n’avons pas questionné. Par exemple il est fréquent d’entendre parmi les chrétiens que Dieu dans le premier testament est violent et cruel, et que dans le nouveau testament il est clément et plein d’amour. Cette idée théologique est totalement fausse, mais, à force d’être dite et entendue, elle va orienter notre lecture. Certains au culte, dès qu’ils entendent « nous lisons dans l’Ancien Testament… » se préparent à écouter des choses lourdes et pénibles. Ce qui modifie leur écoute.
Dans le même registre, les interprétations ou prédications que j’ai déjà lues ou entendues sur un texte créent un ancrage qui rend moins évidente l’écoute d’une interprétation très différente de ce même passage.
Une autre approche déformée est appelée le biais de conformité. Certains vont vouloir à tout prix se fondre dans le groupe, être rassurés par les interprétations classiques, rejoindre le courant majoritaire, s’allier à la plus grande partie de la communauté. Leur désir d’être « dans les clous » est bien plus fort que leur liberté de penser le texte, de l’interpréter largement. A contrario, le même biais de conformité peut toucher les… anticonformistes. Ils voudront toujours amener une idée originale, trouver quelque chose que personne d’autre n’avait trouvé avant, etc. Et cette motivation peut être très excitante pour eux, et le fait d’être noyé dans la masse va quant à lui rassurer les conformistes.
Le biais de l’angle mort va nous concerner quand, pour une raison psychique, la plupart du temps nous avons une forme d’incapacité émotionnelle à approcher une question bien particulière, un récit qui évoque une expérience traumatique que nous avons nous-mêmes traversée. Nous avons des œillères sur ce point car il nous est insupportable, et que nous avons en quelque sorte décidé de ne rien savoir, ne rien entendre et ne rien voir dans ce registre.
Le biais d’excès de confiance réside dans le fait que nous pouvons lire un texte que nous connaissons déjà, ou être assez à l’aise avec l’expérience collective de l’étude biblique, etc. Aussi nous allons penser que nous avons plus d’aptitude que nous n’en avons en réalité. Ainsi, 80% des gens considèrent qu’ils sont globalement plus intelligents que la moyenne… Il a même été repéré par certaines études que les personnes les moins compétentes tendent à surestimer leurs compétences et les plus compétentes à les sous-estimer systématiquement.
Le biais d’hyper-corrélation est très fréquent chez les chrétiens. Le besoin de produire du sens et l’hyper-valorisation du texte biblique font que nous allons vouloir à tout prix faire sens dans l’intertextualité. Il a été démontré (notamment dans l’usage des listes de textes bibliques du lectionnaire des dimanches) que quand deux textes sont mis côte-à-côte sans aucune raison particulière, la très grand majorité des chrétiens seront capable de connecter les deux textes, et de trouver une explication tout à fait logique pour justifier la corrélation et le sens que produit la juxtaposition de ces deux textes.
Le biais de statu quo fait que nous allons souvent préférer la stabilité au changement. C’est ce qui facilite la permanence des groupes et des sociétés, et une forme de continuité dans bien des situations. Mais ce biais fait que le passé et l’existant sout toujours survalorisés, par rapport au futur et ses possibles. Il est induit de façon très forte par un usage souvent étrange et normalisant que nous pouvons faire du verset d’Hébreux 13,8 : « Jésus-Christ est le même, hier, aujourd’hui, toujours ».
Connaître ses biais, c’est se sanctifier
Être lucides par rapport à nos biais cognitifs va nous permettre d’ouvrir plus largement notre réflexion, et de pouvoir nous dire en conscience : « Je sais que naturellement, j’aurais tendance à lire ce texte comme ci et comme ça, mais je vais m’autoriser à le lire différemment ». C’est bel et bien une facette de la sanctification, car être chrétien c’est vouloir entendre la voix de Dieu et pas, normalement, se complaire dans un petit corpus de pensées automatiques et rassurantes.
Un deuxième exercice de mise à distance consisterait à questionner quelques énoncés théologiques courants mais qui peuvent piéger notre réflexion :
- Dans tout texte biblique que je lis, Dieu veut forcément me parler
- Pour le croyant, la compréhension du texte biblique est immédiate
- Il n’y a pas d’erreur formelle ni de contradiction possible entre textes
- Si une parole biblique n’est pas encourageante elle n’est pas de Dieu
- Il y a des traductions de la Bible qui sont vraiment de Dieu…
Chacune de ces affirmations gagnera à être réfléchie pour elle-même, car il est probable qu’elle génère du biais cognitif.
Un autre point de lucidité est d’être au clair avec ce que nous appelons le « canon dans le canon ». Le canon biblique, c’est la liste des textes qui ont été jugés par nos prédécesseurs aux débuts du christianisme, comme faisant foi. D’autres textes auraient pu être dans notre Bible mais n’y sont pas. C’est un choix dans lequel nous pouvons nous confier si nous croyons aussi que Dieu a inspiré le processus de choix des textes canoniques tout comme il a inspiré les auteurs eux-mêmes des livres bibliques. Mais nous avons un canon dans le canon. Nous avons un évangile préféré par rapport aux trois autres. Nous préférons tel prophète à tel autre, telle épître, telle partie de la Bible, et quand nous cherchons un encouragement, nous irons plus chez Ésaïe que dans les Nombres. Il nous faut être conscients qu’il y a pour chacun de nous des textes qui ont plus de poids que les autres, pour de bonnes raisons parfois, liées à notre histoire, mais aussi d’autres fois pour de mauvaises raisons, en particulier le manque de connaissance. Certains prédicateurs prêchent toujours sur les mêmes textes, et diversifier nos lectures est bon pour notre foi.
Enfin, une bonne façon de confronter ses biais cognitifs, c’est de se regarder en miroir quand les biais cognitifs des autres nous sautent aux yeux. C’est pour cette raison que le protestantisme a souvent privilégié la lecture collective de la Bible à la lecture individuelle qui nous fait courir le danger d’une subjectivité qui confinera parfois à l’hérésie. Les autres, qui lisent la Bible avec moi, m’apprennent des choses non seulement par leurs apports positifs mais aussi par leurs égarements. Et plutôt que de voir la paille dans leur œil, je suis convié à scruter la poutre dans le mien.
Prendre un peu de recul par rapport à nos fonctionnements automatisés ne pourra que nous faire grandir en liberté, en profondeur, dans la foi.
Pasteur Gilles Boucomont, EPUdF Paris Belleville