Différenciés ?

Pour certains*, il ne serait pas dans le rôle des religions de se prononcer sur les questions de conjugalité qui vont être portées au vote du législateur, sans consultation populaire, et sur proposition gouvernementale.
Il est vrai que les réponses actuelles des institutions religieuses se basent essentiellement sur des argumentaires anthropologiques et non pas bibliques (pour les religions Juive et chrétienne), mis à part l’excellente contribution du grand rabbin Gilles Bernheim, qui conclue son propos sur un développement intéressant quant à la différenciation sexuelle. Et c’est très certainement dommage de la part des Eglises catholique et protestantes, j’en conviens, car la pointe de ce que nous avons à partager avec le reste de la société est bien dans ce message central des Ecritures bibliques, cette espérance et cet amour inégalés.
Il est vrai qu’il n’est pas dans le rôle des religions de prétendre
instrumentaliser l’Etat et ses structures légiférantes, dans le cadre de la
laïcité à la française. Mais ladite laïcité n’interdit pas pour autant aux
religions d’émettre leur avis. C’est ainsi que vit la démocratie.
Si beaucoup de clercs sont des hommes d’appareil et d’institution, nombre
d’entre eux sont aussi des potiers de la pâte humaine, confrontés au quotidien
à l’écoute des questions et souffrances de gens réels, avec leurs cohérences et
leurs incohérences. Peut-être serait-il intéressant d’entendre, au-delà des
formulations des appareils d’Eglises, ceux qui accompagnent spirituellement des
personnes de tous sexes, genres et opinions.
Que disent donc les anthropologies bibliques ? Que dit le Premier Testament ? Que dit le Christ, telles que ses paroles sont rapportées par le Nouveau Testament ? Que disaient les premiers chrétiens ?
Les anthropologies bibliques, d’abord, sont multiples, dans la mesure où la Bible est composée de textes écrits sur 1500 ans entre l’Espagne et l’Iran, la Turquie et l’Ethiopie. C’est vaste, dans le temps comme dans l’espace. Les représentations de la famille de Clovis (il y a 1500 ans) étaient quelque peu différentes des nôtres. La Bible fait donc état non pas d’une anthropologie monolithique, mais plutôt des relectures progressives d’un peuple qui sentait qu’il évoluait dans ses représentations, sous l’influence de Dieu. Elle est plus de l’ordre d’un long métrage que d’une photo figée.
La majeure partie du Premier Testament se structure dans l’exil à Babylone, au septième siècle avant notre ère. Séparé de Jérusalem et de sa centralité pour l’exercice du culte, le peuple Juif doit réinventer sa théologie en faisant de l’Ecriture le nouveau Temple, puisqu’il n’est pas envisageable de se donner rendez-vous l’an prochain à Jérusalem. C’est dans ces périodes que se structurent la Torah (dont la Genèse) et beaucoup de textes prophétiques, sans oublier de nombreux psaumes. Le défi des Juifs en exil à Babylone est de réaffirmer leur originalité théologique et de lutter contre la théologie et les anthropologies environnantes. Atterrés par la polygamie ambiante et le polythéisme débridé, ils réécrivent leur histoire en affirmant le caractère positif de la monogamie, comme une sorte de métaphore très incarnée d’une autre transition : celle du polythéisme au monothéisme. Abraham s’est laissé convaincre qu’il n’y avait qu’un seul Dieu ; il faudra quelques générations pour convaincre ses fils et petit-fils d’étendre cette réalité à une fidélité à une seule femme…
C’est dans cette période exilique et post-exilique que se structurent les
récits créationnels tels que nous les recevons dans la mouture actuelle de nos
bibles. On peut retrouver dans une même strate de rédaction les deux créations
de Genèse 1 et Genèse 2 ou le psaume 8.
Qu’est-ce qu’un Homme ? Voilà la question posée.
Un Homme n’est pas structuré par les étoiles et la lune. Ce ne sont que des
lampadaires ; voilà ce qu’affirment les Juifs, tandis que leurs
persécuteurs déclarent que le soleil est leur dieu et que la lune est sa
parèdre. Une théologie de combat et une anthropologie en réaction à
l’oppresseur se mettent donc en place, qui influencent encore aujourd’hui nos
représentations. Comme par hasard, le jardin d’Eden, c’est la plaine
babylonienne, entre Tigre et Euphrate, dira Genèse 2. Le lieu où les Juifs sont
en exil, mis dans une servitude qui rappelle tous les mauvais souvenirs de la
captivité en Egypte, le lieu de cet exil, c’est un vrai paradis (c’est de
l’humour Juif). Et là c’est le Dieu unique qui crée une humanité unique,
capable d’adorer l’Eternel même à des centaines de kilomètres de Jérusalem, une
humanité pour la première fois représentée de façon universaliste, car
jusqu’alors, les Juifs n’avaient pas de récits de création, mais seulement des
narrations très ethno-centrées de leurs origines. Leur identité, c’était d’être
les descendants d’un araméen nomade. Et le peuple hébreu avait connu sa
création en sortant d’Egypte. Pas plus. Cette théologie de la libération était
première, bien plus essentielle pour un peuple qui n’avait que faire de la
question d’une origine du monde. Leur origine, c’était la liberté, gagnée par
Moïse et par l’Eternel face à Pharaon, reçue par l’appel d’un Abraham à
quitter… la Babylonie (comme par hasard, bien que 1200 ans plus tôt).
L’anthropologie post-exilique place au cœur de l’identité humaine la
différenciation sexuelle. Et au cas où nous ne l’entendrions pas comme
cela, le rédacteur de la Genèse préfère le raconter deux fois, de deux façons
différentes, dans des récits dont l’altérité est incompressible. Deux
narrations pour insister sérieusement sur la même idée !
Genèse 1 raconte la création en sept jours, via un processus continu de
différenciation (lumière/ténèbre, sec/mouillé, végétal/animal…). Dieu crée en
sauvant le monde de l’indifférenciation première dont le nom hébreu est connu
même en français : le tohu-bohu, l’anomie première, l’entropie
primitive, le chaos des origines. Il crée en proposant de ne plus autoriser la
confusion. Et c’est au sixième jour que sont créés les animaux domestiques, et
puis l’humain. Si le monde des mammifères est créé le même jour, l’humain est
créé en dernier. Il est créé « homme-et-femme », non pas dans une
bisexualité, mais dans une complémentarité « l’homme + la femme ». Et
c’est de cette différenciation dont Dieu dit qu’elle fait de l’humain l’image
de Dieu. C’est parce qu’il est homme complété par la femme, femme complétée par
l’homme, que l’humain est à l’image de Dieu.
Genèse 2 raconte un récit très différent. La terre est faite brute, sans herbe
ni arbres. Et de la poussière Dieu fait l’humain (pas l’homme, le mâle, mais
bien l’humain). L’humain est créé avant les végétaux. C’est un autre discours
qu’en Genèse 1, mais une même idée : le rôle de l’humain est d’administrer
la création selon le dessein divin. Mais l’humain seul, au milieu des champs et
des forêts s’ennuie à mourir. La première parole de Dieu dans ce second récit
consiste à consacrer le caractère mauvais de la solitude. Cette solitude est
celle du fantasme de l’autosuffisance, tellement en vogue aujourd’hui, au
passage. L’humain est seul et s’ennuie.
La première idée de Dieu pour rompre cette solitude est de tenter que son
vis-à-vis soit créé de la même façon, avec de la terre, mais le Souffle divin
en moins ; et Dieu crée les animaux. Mais, s’il les domine en les nommant,
l’humain ne trouve pas de vis-à-vis qui vaille dans le règne animal. L’humain
est découragé et Dieu doit réviser sa stratégie. Il crée du creux dans
l’humain, en lui retirant une côte, et il forme une femme à partir de cette
côte.
C’est la création de la femme qui suscite une rupture dans le récit, désormais
on ne parle plus de l’humain, mais de l’homme, sexué. L’advenue de la
femme crée une humanité duelle, qui n’existe que par sa capacité à se compléter.
Et peut advenir la première parole humaine de toute la Bible :
« Voici, dit l’homme, elle est l’os de mes os et la chair de ma
chair ». Discours féministe s’il en est, car affirmer (je parle du
rédacteur et pas d’Adam) que la femme est qualitativement la même chose que
l’homme est un discours parfaitement révolutionnaire 2700 ans avant mai
68 ; surtout quand on pense que la France de 1947 ne l’avait pas encore
compris, sur un registre aussi central que le suffrage universel…
L’humain n’est donc plus seul car il est limité, il n’est plus auto-suffisant,
et il a besoin de la complémentarité homme-femme pour pouvoir être vraiment
humain. Le rédacteur enchaîne d’ailleurs, sans transition, sur le fait qu’il
s’agit là de l’explication même du fait que l’homme doive quitter père et mère
pour s’attacher à sa femme.
Nous sommes donc d’accord que la Genèse ne fonde pas le mariage. Elle fonde encore moins le mariage comme institution bourgeoise régulant l’amour en Occident. Mais elle fonde une anthropologie de la différenciation et de la complémentarité des sexes qui est tout à fait originale, et qui plus est fondatrice. Ce sont les premiers versets de cet ouvrage qui deviendra au IIème siècle de notre ère la Bible, telle que nous la recevons !
La conjugalité ne saurait être autre que différenciée sexuellement, pour le Premier Testament.
Maintenant que dit Jésus ? Sa propre généalogie montre
qu’il est vraiment Homme, en plus d’être vraiment Dieu… On ne compte plus les
recompositions, les conjugalités tordues, les adultères, les naissances
incongrues. Il a même deux généalogies très différentes suivant qu’on se fie à
Matthieu et à Luc ! Son humanité se dit par cette incarnation dans le réel
chaotique d’une famille bien réelle, c’est-à-dire recomposée après avoir été
décomposée. Il devra recadrer son père à l’âge de douze ans, et sa mère à Cana,
pour pouvoir commencer à vivre vraiment Sa Vie et son ministère. A l’occasion
du mariage d’un homme et d’une femme, comme par hasard…
Il est étonnant de prime abord que Jésus ne parle pour ainsi dire pas
du mariage. Ce n’est pas ce qui le préoccupe le plus. Il parle en
revanche beaucoup des enfants et insiste sur le respect des petits, et
l’impératif qu’ils soient au bénéfice d’une paternité équilibrée et
équilibrante, puisque la paternité est toujours adoptive, contrairement à la
maternité. Et Jésus le sait pour lui-même !
En termes de conjugalité, Jésus parle essentiellement du divorce !
C’est dire son pragmatisme. Et il se rapproprie d’ailleurs les paroles de la
Genèse pour dire combien la tyrannie des désirs est déstructurante pour les
humains qui n’ont pas la simplicité de vivre le chemin qu’il essaye de
vivre : la fidélité, conjuguée à tous les temps et tous les genres. Jésus
relègue effectivement la conjugalité au cadet de ses soucis, si l’on se fie à
ses paroles rapportées par les quatre évangélistes, mais en réalité, le reste
des Ecritures bibliques viennent expliquer quelle en est la raison. Il
est l’Epoux, et il n’est pas marié à une femme, parce que tout
simplement, en tant que Christ, Seigneur, et Fils de Dieu, il est l’Epoux et
c’est l’Eglise, la communauté des croyants qui est l’épouse, celle qui doit
arriver au mariage sans tache.
Paradoxalement, c’est donc une très haute idée de la conjugalité sexuée
et différenciée qui s’exprime notamment dans le livre de l’Apocalypse,
où toute l’Histoire est analysée au travers du prisme de cette mystique des
Noces de l’Agneau, point culminant de la fin de l’Histoire, vers lequel toute
l’Histoire est tournée. Jésus ne fait pas d’éloge du célibat bien qu’il soit
fonctionnellement célibataire. Il vit plusieurs expériences très érotisées, de
fait, mais qui sont là pour dire ce mystère de la foi, reprenant une vieille
habitude narrative des prophètes : Dieu est le fiancé et le peuple est sa
fiancée. Jésus en tant qu’homme se réserve pour sa bien-aimée, et il n’est pas
le mari d’une femme humaine parce qu’en tant que Dieu il est l’Epoux du Jour du
Jugement. Cette apogée de l’image conjugale est donc parfaitement au
centre de la théologie du Nouveau Testament, et donc incidemment de
l’anthropologie néotestamentaire.
Paul, enfin, est très décrié par tous ceux qui ne l’ont pas lu, au prétexte
qu’il serait machiste. C’est le manque de culture biblique qui fait dire cela à
ses commentateurs de comptoir. C’est en effet essentiellement dans les épîtres
aux Corinthiens qu’il abonde en propos normatifs quant à l’identité de l’homme
et de la femme, avec des postures qui fleurent bon le conservatisme étroit, le
paternalisme patriarcal, si l’on m’autorise la redondance. Mais alors, si Paul
est le machiste qu’on veut qu’il soit, pourquoi ne l’est-il que dans certaines
épîtres ? Eh bien notamment parce que Corinthe était le lieu d’un culte où
les prêtresses étaient des femmes, avec une prostitution sacrée, etc. Si bien
que quand des corinthiennes se convertissaient, il n’était pas évident en terme
de régulation paroissiale — pour employer un néologisme — de savoir
comment gérer ces pythies, ces prostituées, ces voyantes et autres
nécromanciennes. C’est pour cela qu’il leur dit de se taire, d’obéir à l’homme,
etc.
Paul écrit des lettres comme un consultant présente ses préconisations à des
institutions en crise. Il n’aurait jamais eu l’idée que nous prendrions ses
avis comme des universaux, et il se retourne dans sa tombe, certainement, de
savoir que ses épîtres sont dans le même ouvrage que la Torah de Moïse !
Mais pour autant, que ceux qui ont des oreilles entendent ce que dit
Paul et qui est d’une modernité incroyable. « La femme n’a pas
autorité sur son propre corps, mais c’est le mari ; et pareillement, le mari
n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est la femme. » 1
Corinthiens 7,4. Dire que le mari appartient à la femme en Grèce au premier
siècle est parfaitement révolutionnaire. Quant à la fameuse phrase qui lui est
toujours reprochée : « Femmes, soyez soumises à vos maris »
(Ephésiens 5,22), elle vaut la peine d’être lue dans son entier puisqu’elle se
finit par « Maris, aimez vos femmes, comme Christ a aimé l’Eglise, et
s’est livré lui-même pour elle ». Là encore, quelle complémentarité homme-femme !
Et quelle exigence plus haute encore que d’aimer sa femme comme le Christ à
aimé l’Eglise !
Alors oui, dans les différentes strates des anthropologies bibliques il y a bien une figuration de la différenciation et de la complémentarité de l’homme et de la femme, centrales pour la conjugalité. Et cette figure est non seulement capitale au plan humain, mais elle est une métaphore permanente de ce qui préoccupe ultimement tous les rédacteurs bibliques : la complémentarité et la différenciation de l’humain d’avec Dieu.
Cet avis n’intéressera sûrement pas le législateur.
Mais c’est dommage.
Gilles Boucomont, 4 novembre 2012
*à la suite de http://authueil.org/?2012/11/04/2067-pas-le-role-des-religions