A quoi bon évangéliser si toutes les religions se valent ?
Vous pouvez trouver une version légèrement différente de cet article dans « Information-Evangélisation », revue de l’Eglise réformée de France.
Les Église protestantes occidentales sont bien embêtées car elles vivent dans l’adultère. Dans le temps du premier amour, elles ont fondé leur fidélité sur un pilier, le Sola Scriptura, qui proclame que ce sont les Écritures bibliques qui font critère pour la foi. Il ne peut pas y avoir de principe de direction de l’Église, pas d’énoncé de doctrine ou de croyance, qui s’élabore sans l’argumentation biblique. Pourtant l’adultère est aujourd’hui consommé, car cette fidélité à l’autorité des Écritures s’est bien effritée, malgré toutes les gesticulations de ceux qui veulent arranger le réel ou nous dédouaner de culpabilités secrètes.
Quelle est la méthode d’interprétation ?
Ce n’est plus l’Écriture qui fait critère pour bien de nos coreligionnaires. Car l’Écriture n’était pas seulement la réserve où l’on devait puiser en matière de foi. Elle était en même temps le régulateur d’éventuels conflits entre les idées. Elle était à la fois le matériau à interpréter et la règle d’interprétation. Aujourd’hui, ce sont la raison et les sciences humaines contemporaines qui font critère la plupart du temps. Et il y a bien un magistère qui fonctionne, mais de façon subtile. Il n’est pas exercé par les Églises protestantes ou leurs clercs ; ce sont Freud, Lévi-Strauss, Monod ou Derrida qui l’exercent en sous-main. L’Écriture n’est plus le critère d’interprétation de la pensée, c’est la Pensée qui est le critère d’interprétation de l’Écriture.
Ceci explique le malaise des dernières générations de protestants, au moment où elles disent que toute leur foi est enracinée dans l’humus de la Bible, alors qu’on sait très bien que si nos feuilles couvrent cette terre-là, nos racines n’y puisent plus vraiment leur vigueur.
Ce préalable est indispensable pour comprendre comment nous sommes individuellement et collectivement passés d’un zèle pour la Bonne Nouvelle à une sympathique parole, souvent moralisante, qui ne fait que donner quelques couleurs bibliques à une Pensée unique, absconde et universelle. Cette pensée, bien qu’elle soit moins unique qu’on veuille bien le dire, puise ses dogmes dans une version très délayée de l’humanisme des Lumières.
Là où la courageuse Tolérance d’un Voltaire l’amenait à défendre les Calas, dont, au fond, il haïssait la foi, nous n’avons développé qu’une charité molle et bienséante, pour laquelle tout se vaut, tout le monde est beau, tout le monde est gentil. Bref, on ira tous au paradis.
La ressemblance formelle avec le discours de Jésus a laissé croire à ceux qui ne voulaient pas creuser, qu’il s’agissait d’une réinterprétation de son commandement « aimez-vous les uns les autres » (Jean 13:34). De l’Amour puissant qui transgresse tous les Talions, nous avons fait une lâcheté polie, incapable de s’opposer aux tyrans, à la bêtise ou aux syncrétismes.
Dès lors, Jean chapitre 14 verset 6 devient : « Jésus-Christ est un chemin parmi d’autres, une vérité dans un monde où la Vérité n’existe pas, et une vie en une époque où l’on peut en vivre plusieurs… ».
L’Écriture ne faisant plus critère, le Christ ne peut plus être, par son Amour, la voie par excellence. Il est une proposition religieuse dans un marché hyper-concurrentiel. Il est une offre de service qui peut convenir à certains et disconvenir à d’autres. Il est assurément quelqu’un de bien, mais il serait un peu puéril de penser en des temps aussi avancés qu’on ait pu croire un jour qu’il fût le Fils de Dieu ! Le critère est ailleurs.
La toute-puissance du Dieu d’Israël n’est même plus audible depuis que Freud a été le brillant avocat général qui a plaidé son invalidité. La Seigneurie de Jésus a été relativisée par Nietzsche comme n’étant qu’un écho crépusculaire du désir humain d’être esclave de ses idoles. La permanence de l’Église a enfin été jugée comme une affaire stupéfiante par un Marx qui l’a classée au rang des opiacés.
La divinisation du doute
Et le christianisme ne se remet pas de ce soupçon sur lui-même, sur sa foi et sur son Dieu. Le désir de n’être pas trop décalé avec la culture et les idées ambiantes nous a fait perdre à un moment l’enracinement dans le terrain biblique, nécessaire pour pouvoir résister aux tempêtes de la pensée. Nos racines ont plongé dans une autre terre… elles ont goûté à d’autres sources.
Dès lors, à quoi bon évangéliser, si toutes les religions mènent à Dieu ? A quoi bon parler de Jésus puisque tant d’autres escaladent la même montagne en empruntant de tout autres chemins ?
Mais, est-ce vraiment le même Dieu ? Est-ce vraiment la même montagne ? « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés » renâcle Jésus face à ses apôtres qui ont proposé qu’au nom de Dieu on envoie la foudre sur ceux qui ne se soumettent pas (Luc 9:54-55). La coloration biblique superficielle de nos propos suffira-t-elle à faire de nous des chrétiens ?
Pour autant, nous ne pouvons pas croire qu’il y ait un paradis perdu de la foi candide. L’histoire ne peut pas s’inverser et nous sommes véritablement au bénéfice de tout ce qu’ont étayé et écrit les penseurs d’après les Lumières ou les théologiens contemporains. Leur apport est structurant, car il a formé nos esprits pour porter un regard distancé sur le monde. Mais la tension doit pourtant être maintenue avec la parole inspirée qui jaillit des Écritures et que le Saint-Esprit de Dieu se plaît à utiliser pour nous enseigner, nous convaincre, nous corriger ou nous instruire (2 Timothée 3:16). La querelle des anciens et des modernes ne doit pas se transformer dans nos Eglises en une querelle entre les relativistes et les absolutistes. Mais une guérison collective est indispensable pour que, forts des révolutions de la pensée contemporaine, nous ayons le courage de replacer l’Écriture comme critère de la foi, avec toute son inspiration et toute son humanité.
Car en bien des lieux s’enclenche un mouvement de retour. Ce n’est pas simplement un contre-feu qui s’allume, notamment dans ces anciens territoires qui ont été au bénéfice de nos Missions. Il s’agit plutôt d’une redécouverte déculpabilisée du fait que Dieu a vraiment le droit d’être présent, qu’il est vraiment puissant, qu’il parle vraiment, et qu’il peut même déranger le fil de l’Histoire. Toutes ces idées frisaient la grossièreté et l’irrévérence il y a encore quelques années. Mais aujourd’hui, sans qu’elles soient pleinement politiquement correctes, elles sont au moins dicibles.
Un produit pourtant bien positionné sur son marché…
Une fois autorisés à croire que la proposition de Jésus était qualitativement différente de celle des autres prestataires religieux, il nous faut redécouvrir comment être suffisamment explicites face aux autres propositions, tout en tenant comme une priorité de ne pas être les pourvoyeurs de nouvelles guerres de religions. Cette tension est déjà présente en Christ, qui, avec toute la douceur qui le caractérisait et que nous n’avons pas oubliée, pouvait traiter ses coreligionnaires de race de vipères, tout de même ! (Matthieu 23:33).
N’est-ce donc pas dans l’exemple équilibré de tolérance et d’intolérance que Jésus lui-même exerçait, que nous pourrions trouver un nouveau modèle de présence au monde ?
Jésus est venu sauver les brebis perdues de la maison d’Israël (Matthieu 10:6), et il a élargi son salut aux dimensions du monde connu (Actes 1:8). Mais les extrémités de la terre ont pris un nouveau visage. Elles n’évoquent plus une conquête territoriale comme dans la phrase « Allez, faites de toutes les nations des disciples » (Matthieu 28:19), mais la recherche de brebis perdues qui se trouvent au milieu de nous, dans les confins des fichiers paroissiaux, aux marges de nos quartiers, dans les méandres de spiritualités fumeuses, ou dans des allégeances à des autorités contrôlantes, qu’on appelle prêtres, imams, gourous, pasteurs.
Finalement, qu’importent que toutes les religions mènent à leur dieu.
Ce qui nous préoccupe c’est que ceux qui se mettent en route arrivent vers le Dieu vivant, celui-là seul qui est capable de donner à nos existences l’élargissement que Jésus a proposé et vécu.
Tenir à la fois le respect de l’autre et la conviction enthousiaste, voici la voie étroite. Elle passe par ce réancrage dans la matrice biblique qui nous propose tout à la fois le courage et le respect dans le fait d’être des témoins. Mais des générations ont entendu cet impératif sans vraiment savoir de quoi elles pouvaient témoigner.
Nous oublions souvent qu’il y a deux phases dans le témoignage.
Il nous faut d’abord, comme les disciples à Emmaüs, être au bénéfice d’une présence rencontrée, reconnue, nommée, et pas seulement être informés d’événements qui, en fin de compte, n’ont fait que traverser notre pensée. « Vous êtes témoins de ces choses » (Luc 24:48) leur dit Jésus. C’est la première phase qui consiste à vivre un bouleversement du cours de nos jours avec Dieu. Car c’est bien de ce bouleversement que nous pouvons être témoins dans un deuxième temps. Nous ne sommes pas invités par le Christ à être des machines à répéter les histoires bibliques pour le monde qui nous entoure, mais bien à aider le monde à reconnaître comment le Dieu vivant vient traverser à nouveau nos routes et perturber la trajectoire de nos destinées. C’est de ce Dieu vivant dont nous sommes les témoins, et pas d’une parole morte, ou de personnes mortes, aussi vivantes qu’elles aient été il y a deux mille ans.
Bien comprendre qu’il s’agit d’autre chose
Face à toutes les religions qui se placent comme chemin de salut, nous livrons au monde un Christ qui est le chemin, la vérité et la vie, un Christ qui nous échappe et que nous continuerons à chercher avec tous ceux qui voudront bien se mettre en marche à sa suite.
Face à tous les relativismes athées, y compris les « Je crois bien qu’il y a un dieu », nous livrons au monde un Christ dont on ne doit pas croire qu’il est vivant mais dont on doit savoir et éprouver à quel point sa vie présente perturbe nos programmes.
Face aux menus à la carte d’un prétendu Nouvel Âge qui est aussi ancien que le syncrétisme romain, nous livrons au monde une proposition lisible, lumineuse, puissante et humble qui réside dans l’Écriture, tout à la fois matériau et critère pour notre foi.
A quoi bon se dérober quand le relativisme est lui-même devenu très… relatif ?