Tout change, rien ne change
Sur le texte de la pêche miraculeuse de Luc 5 :1-11 et ses conséquences
De pêcheur pécheur à pêcheur
Les hasards des langues font que certaines paroles, traduites dans une autre culture, créent un sens inattendu. C’est le cas entre le latin « malus » le mal et « mallus » le pommier ; voilà pourquoi on nous rebat les oreilles avec la pomme d’Adam, alors qu’il n’est nulle part mentionné que ce fut une pomme. C’est la faute au latin. En français nous avons le même phénomène entre le pécheur (celui qui a désobéi à la loi de Dieu) et le pêcheur (celui va mettre un fil dans l’eau de la rivière pour éviter d’avoir à parler avec sa femme tout un dimanche après-midi). Mais ce jeu de mot n’était pas du tout prévu par Jésus… Il y a un ajout de sens, fortuit, qui permet à Jésus de dire à Pierre : « Tu es pécheur ? D’accord, mais parce que tu es aussi pêcheur, je vais te faire devenir pêcheur ». Raymond Devos est battu à plate couture.
Mais surtout on ressort avec l’impression de s’être fait un peu avoir… « Tu es pécheur ? D’accord, mais parce que tu es aussi pêcheur, je vais te faire devenir pêcheur ». Ça sent l’arnaque, non ?
Eh bien ce n’est pas une arnaque, même si pour les disciples, tout va changer. Ils passent de pêcheur à pêcheur. Ils ne pêcheront plus des poissons mais des hommes. Ils doivent abandonner tout. Plus besoin de leur barque pour pêcher des hommes. Plus besoin de leurs filets, car, on ne va pas à la cueillette des humains avec des chaluts. Jésus ne les embringue pas pour une tâche de mercenaires où ils vont devoir capturer et tuer, comme c’est le cas de la pêche en eaux profondes, mais ils vont être de ceux qui saisissent les humains pour les mettre dans les eaux claires du Royaume de Dieu. Ce n’est pas une capture pour la mort, mais c’est un saisissement pour la vie.
C’est étonnant que Jésus leur fasse vivre cette expérience dérangeante d’une pêche miraculeuse. On se dit que Pierre et ses amis sont précisément ceux qui ont navigué suffisamment longtemps pour avoir l’expérience maximale dans leur créneau professionnel à eux. Ils savent prendre du poisson, eux. Jésus, lui, est charpentier de formation, vraisemblablement, et il a pour activité de prendre des humains pour le Royaume. Chacun son affaire, chacun son métier et les brebis seront bien gardées.
Et pourtant, le pêcheur d’homme Jésus vient leur donner une leçon de pêche aux poissons. Jésus se déplace lui-même sur le terrain de ceux qu’il veut rencontrer. Il ne leur dit pas « viens » en les appelant de très loin, il vient sur leur territoire et il les appelle à le suivre. Jésus ne sait pas prendre du poisson. Et pourtant, Dieu manifeste à travers lui que si nous nous laissons faire par l’Esprit de Dieu, comme Jésus, il peut se passer des choses surprenantes à travers nous. En somme, pour l’occasion, Jésus passe de pêcheur d’hommes à pêcheur de poissons, et il excelle en la matière. Parce qu’il a vécu lui-même ce déplacement d’un « métier » à un autre, il ouvre la possibilité pour Pierre et ses proches de faire le même chemin, en sens inverse. Dieu vient les chercher dans leur misère, dans leur péché, dans leurs découragements d’une nuit où ils sont restés bredouilles, et il les conduits vers l’abondance, dans un double mouvement de rapprochement, de eux vers lui et de lui vers eux.
Par la grâce de Dieu, Jésus devient un marin-champion, alors, par la grâce de Dieu, Pierre va lui aussi pouvoir devenir un évangéliste-champion.
Plus rien ne sera comme avant
Pour Pierre et les autres, tout va donc changer. C’est un retournement de vie. Ils laissent tout en plan. Plus de barque, plus de filets, mais une nouvelle vocation, un redéploiement professionnel, comme on dit aux ASSEDIC. Plus rien ne sera comme avant.
Néanmoins, Jésus vient justement jouer sur le signifiant de la pêche pour aider Pierre à vivre dans la continuité ce qui est manifestement une rupture. C’est comme si tout changeait mais rien ne changeait. Il ne fera plus du tout les mêmes choses, mais ce sera toujours le même métier. Il pourra acquérir un savoir-faire, mais ce sera toujours sur Dieu qu’il faudra compter ultimement afin que la pêche soit fructueuse, voire même miraculeuse.
Tout a changé et rien n’a changé.
Tout a changé et rien n’a changé
C’est le mystère de notre nouvelle naissance en Christ. Plus rien ne sera comme avant, et pourtant c’est toujours bien nous. C’est un sentiment déroutant que nous retrouvons dans de nombreuses expériences de vies, dans de nombreuses trajectoires personnelles qui nous sont relatées dans les Ecritures bibliques.
On nous dit que Dieu veut nous sauver. Qu’il ne veut pas nous sauver selon des grilles d’évaluations, car de toute façon nous ne serions pas à la hauteur. Donc c’est qu’il nous sauve par grâce. Cela veut dire qu’en Jésus-Christ, Dieu nous aime pour ce que nous sommes, il nous aime tels que nous sommes. Mais bizarrement, aussitôt que nous acceptons l’idée d’être aimés par Dieu, aussitôt que nous nous laissons aimer de Dieu tels que nous sommes, tout change dans notre vie : un flot vivifiant vient ressusciter les scories de notre existence. Et nous évoluons, nous mûrissons, nous changeons.
Ce qui nous place dans une situation cocasse : Dieu nous aime tels que nous sommes, mais il nous aime tellement qu’il ne nous laisse pas tels que nous sommes. Il y a donc un savant dosage de continuité et de rupture qui s’opère en nous dès que Dieu fait son chemin de notre route.
Bien entendu, si le jour où Dieu nous a rejoint nous étions dans une situation très perverse, il a eu pitié de nous, avec nos limites et nos égarements, mais en même temps, ce n’est pas parce qu’il nous a aimés « tout court » qu’il nous fixe dans ces état malsains où nous étions avant de le connaître. Il n’y a donc aucune fatalité à rester tels que nous sommes !
Le travail de Dieu en nous consiste à évaluer ce qui est à garder et ce qui est à changer. Il ne nous fait pas une reprogrammation complète, parce qu’après tout, c’est lui qui est à l’origine de pas mal de choses dans ce qui fait notre identité. Tout ce qui sera utile dans notre caractère il le garde. Vous étiez un païen doux et patient ? Vous serez un chrétien doux et patient. Pourquoi changer ça ? Vous étiez un païen tenace et énergique ? Vous serez un chrétien tenace et énergique. Le Seigneur a besoin de gens doux, d’une part, et de gens tenaces de l’autre. La complémentarité s’opère au sein du corps du Christ, de l’Église, globalement. Dieu ne veut pas nous reformatter tous sur le même modèle. En revanche, il est clair qu’il y a des choses qu’il ne garde pas. Si votre douceur avait des accents de passivité et de lâcheté, il émonde cette partie là. Si votre ténacité flairait la violence et l’entêtement, il retire violence et entêtement pour ne garder que ce qu’il y a de porteur dans votre ténacité.
Donc tout change et rien ne change.
Une rencontre décisive
Mais la clé de cette transformation et de cette permanence, c’est la rencontre. C’est parce qu’il y a rencontre qu’il se « passe » vraiment quelque chose. C’est parce qu’il y a un appel que Pierre peut s’ouvrir à autre chose. C’est parce qu’il y a une repentance que Jésus peut enclencher quelque chose de nouveau dans la vie de Pierre.
Ayons tous une grande simplicité de cœur pour être les témoins actifs des transformations que Dieu opère de façon ferme et douce en nous. Soyons simplement reconnaissant pour ce que Dieu change et pour ce qu’il garde. Soyons bienveillants à l’égard des autres comme de nous-mêmes pour être les témoins réjouis par le passage de Dieu en nous.
Rien ne change, c’est bien nous.
Et tout change, c’est bien Dieu.
Amen